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Un Noël de sorcière (Un Nadal de bruèissa) - Episode 1

Dernière mise à jour : 5 janv.

C’était à cette époque où le Lauragais était hérissé de ses moulins fraîchement désailés. Ni l’effet de Cers, ni les colères d’Autan n’entraînaient plus aucune meule pour broyer comme jadis le grain jusqu’à la poudre.

C'était un temps où lorsque les jours étaient courts on se préoccupait de jeter blé au fond des sillons, craignant la nuit, craignant la pluie, ces visiteuses qui venaient toujours trop tôt. Les rideaux de l’une transformaient la terre lauragaise en une pâte collante et hostile, l’épaisseur de l’autre sans lune l’empêchant de sécher.

Les semences portaient alors le nom d’une étoile ou celui d’un docteur. Choisy, Mazet résonnaient au creux des vallons au milieu des prévisions sur le temps qui tiendrait ou pas soutenu par force dictons. Et puis, quand on avait trop parlé, l’agulhada relançait les bœufs à leur tâche.

Elle, tout cela lui passait par-dessus la tête. Elle, elle ne s’en souciait pas. Ni des jours qui devenaient trop courts, ni du ciel qui devenait hostile. Elle en avait l’habitude, une année chassant l’autre, un Noël succédant vite au précédent. Elle, elle marchait, elle allait par les chemins sillonnant les coteaux, arpentait les crêtes surmontant les reliefs, passait près des ruisseaux, s’attardait sur l’écorce d’un cèdre et repartait vers les collines d’un pas rapide

Pour ceux de là, elle faisait partie du paysage tant on avait l’habitude de la voir. Pendant qu’on labourait, qu’on fauchait, qu’on vendangeait, dès qu’on relevait la tête on distinguait, marchant encore, sa silhouette voûtée par le temps. Personne n’aurait su dire si elle avait toujours vécu là ou si elle était arrivée dix ou vingt ans plus tôt. En toutes saisons, elle portait un paletot élimé, et un chapeau sombre aux bords abîmés l’été comme l’hiver. Nul ne se souvenait lui avoir parlé, nul, à des lieux dans le Lauragais, ne connaissait même son nom.

Quand on relevait la tête au-dessus des ceps de vigne ou des tavels qu’on venait de dresser et qu’on l’apercevait, il y avait toujours quelqu’un pour s’écrier :

— Tè la barrulaira* !

Ou encore

— Aqui la passapaïs* !

Mais jamais personne n’aurait osé l’interpeler ou l’inviter à s’arrêter. Aurait-elle cessé son pas d’ailleurs ?

Les langues de pelha la surnommaient la masca** ou la bruèissa**.

Car certaines personnes étaient sûres qu’elle était une sorcière. On recommandait aux enfants de ne pas s’en approcher et de ne pas lui adresser la parole de peur qu’elle ne leur jetât un sortilège.

Gara a tu pichon se la crosas !*** leur disait-on en écarquillant les yeux.

Mais on la voyait toujours de loin. Elle n’abordait personne et personne ne l’abordait.

Cependant le destin qui a horreur de toute linéarité se chargea un jour de bouleverser l’ordre des choses.



Un soir de décembre, Jeanette rentrait chez elle après la classe de l’après-midi. A cette heure bleue de la journée, les collines lauragaises s’assombrissaient tandis que sur le ciel rosissant se découpaient les houppiers des arbres nus tels de la sombre dentelle, quelques altostratus grisés s’étiraient près de l’horizon. La petite fille voyait venir la nuit trop vite. A la borde l’attendaient des tâches dont elle était responsable : mener les vaches à la mare avant que le froid ne regénérât la pellicule de glace, lever les œufs avant de fermer la porte du poulailler et enfin trouver un peu de temps pour faire ses quelques devoirs à la lumière d’une lampe à huile. Car il en était ainsi en ce temps-là, chacun dans la famille avait un rôle à jouer pour que l’exploitation tournât. Jeannette vivait au milieu de ses parents, de ses grands-parents, d’une arrière-grand-mère – sa mameta - et d’un petit frère âgé d’à peine quelques mois.

Aussi, Jeannette courait-elle dans le soir déclinant. De toutes ses forces. Espérant gagner sa course contre la nuit et profiter des quelques dernières lueurs pour faciliter ses tâches. Et puis… elle accélérait toujours près du vieux chêne vert que tout le monde dans la région l’appelait l’arbre aux pendus. Nul ne se souvenait y en avoir vu un seul s’y balancer mais avait toujours un ami dont la grand-mère ou l’oncle lui avait rapporté une sombre anecdote qui avec le temps se déformait pour devenir très angoissante. Les âmes tristes des pendus, pensait-on, y rôdaient encore.

Jeannette se sentait toujours un peu inquiète lorsqu’elle passait près des larges ramures sombres.

Fut-ce une maladresse de ses pieds chaussés de godillots ? Quelque racine affleurant sous l’épiderme du chemin ? Un creux ? Ou bien encore une pierre ? Lorsqu’elle passa près de l’arbre, ce soir-là, Jeannette chuta lourdement lâchant son vieux cartable. Sonnée. Ses genoux portaient maintenant de vilaines écorchures comme la paume de ses mains. Le sac atterrit dans les genets tandis que la blouse souillée de terre de l’enfant s’était déchirée. Face contre terre, la petite fille avait du mal à reprendre ses esprits. Le froid vif du soir cingla soudain ses plaies souillées. Pleurant un peu, elle entreprit de se relever avec peine en raison de ses contusions mais sursauta soudain en percevant un pas lourd venant vers elle.

A travers ses larmes, elle distingua une silhouette sombre venant à elle. En un quart de seconde, la peur succéda à la douleur. La bruèissa ! La bruèissa se dirigeait droit vers elle. Jeannette voulut se relever à la hâte pour fuir mais sous l’effet cinglant de la douleur retomba lourdement sur la terre et les pierres du chemin. On lui avait tant parlé et tellement répété de se méfier d’elle. La vieille femme se rapprocha encore et encore, sourcils froncés et lorsqu’elle se pencha au-dessus d’elle tendant sa main, Jeannette poussa un cri suraigu qui retentit jusqu’au fond des vallons.

— Mais arrête donc de faire la bécasse, pichona !

Jeannette voyait sa dernière heure arriver, assise sur le chemin sans une possibilité d’aide. Dans le paysage qui disparaissait dans la pénombre vespérale, elle ne distinguait personne pour venir à sa rescousse. Elle cria plus fort encore.

— Arrête donc, reprit la vieille femme dont les pans usés de la longue jupe noire frottant le sol étaient nimbés de boue. Dis-moi où est-ce que tu as mal. Attrape ma main pour te relever.

Jeannette, sous l’effet de la sidération, avait cessé de brailler. La brueissa s’était adressée à elle avec une voix douce qu’elle n’aurait jamais soupçonnée. Mais la peur reprit le pas et Jeannette s’affola.

— Toi, tu crois les sornettes que tu as entendues à mon sujet ? Si tu as peur que je te dévore, tu peux te rassurer, je préfère les lapins de la garenne que j’attrape au collet. Ils sont plus tendres. Et si tu penses que je peux te transformer en corneille ou en crapaud, je préfère garder mon énergie pour d’autres tâches.

Jeannette ne criait plus.

— Allez, vai, attrape ma main au lieu de rester sur ce sol gelé, tu vas être malade.

Jeannette obtempéra. Sous le poids l’enfant, la brueissa vacilla un peu mais résista suffisamment pour que la petite se remît sur pied.

— Tu peux marcher ?

L’enfant fit deux ou trois pas malhabiles, rendus hésitants sous l’effet de la douleur à ses genoux. Il s’en écoulait un peu de sang rubis. La vieille entreprit alors de récupérer le cartable de l’enfant qui avait valdingué dans un buisson, c’était un très vieux sac qui avait déjà accompagné plusieurs générations antérieures sur les bancs de l’école.

— Es-tu sûre que ça va ?

Jeannette hocha la tête. Puis saisissant le cartable que lui tendait la vieille femme, s’enfuit en courant sans même se retourner. Sans même la remercier.

Les soirs suivants, en passant près du grand chêne, Jeannette ralentissait son pas non pas qu’elle craignît une nouvelle chute mais elle espérait – tout en la redoutant – une nouvelle entrevue avec la brueissa. Un soir puis deux puis trois. La semaine suivante, Jeannette commençait à abandonner l’idée de la croiser à nouveau. Pourtant, elle sursauta lorsqu’une voix lui demanda :

— Comment vont tes genoux petite fille ?


A suivre très prochainement....

* vagabonde

** sorcière

*** Gare à toi petit si tu la croises !


Vous pouvez retrouver le conte de l'année dernière (Le Noël de Joan d'Aici) sur le site des Carnets d'Emile en suivant ce lien :


Pour retrouver les deux tomes de Ceux de la Borde Perdue et quelques nouvelles des prochaines rencontres : www.bordeperdue.fr


Je vous souhaite de belles fêtes.

A bientôt

Sébastien

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