top of page
Rechercher

S2 - Chapitre 23 - Du vent dans les branches

Une nuit, Gabriel fut réveillé par d'étranges songes. Il s'était vu courir au milieu du bois de la Borde Perdue. Dans cette course folle, accompagnée par les hurlements d'animaux nocturnes, il semblait poursuivi et, parmi les troncs sombres et difformes des arbres, il croisait alternativement le fantôme de Suzette puis Marcel et Hélène dans les bras l'un de l'autre. Tous semblaient rire de lui sur son passage. Poursuivant son chemin, il les croisait à nouveau tantôt moqueurs, le désignant de l'index, tantôt menaçants, sourcils froncés et mains sur les hanches. Parfois même, au détour d'une clairière, Marcel enlaçait-il le fantôme.

Ce cauchemar peuplé de silhouettes sombres, de formes étranges et d’hostilité le tira brutalement de son sommeil. Cette angoisse nocturne s’était répandue dans tout son corps. Il tenta de se calmer mais n’y parvint pas. Alors il décida de se lever un peu. Sans bruit, il s’installa devant la grande cheminée aux braises déclinantes. Il rapprocha les bûches entamées qui firent une longue trace dans les cendres, les tisonna un peu et avec le soufflet, réveilla les flammes.

Là, dans la pénombre rougeoyante, Gabriel resta de longues minutes à demander intérieurement de l’aide. Il vivait cet instant comme une cérémonie personnelle, une sorte d'incantation muette, formulant des vœux qu’il adressait à une force supérieure sans trop savoir laquelle. Il espérait que ses souhaits accompagnant la fumée le long du conduit s’échapperaient vers les cieux et y trouveraient un destinataire, quelque ancêtre compatissant ou une divinité bienveillante.

Au moment où il se décidait à aller se recoucher, il entendit la clenche du loquet poucier se soulever doucement émettant un léger bruit métallique. Il sursauta et regarda comme dans un réflexe les aiguilles de la grande comtoise qui indiquaient trois heures vingt. Il n’avait pas vu en passant que le verrou avait été repoussé.

La silhouette de Marcel se dessina dans l'air glacé que la nuit poussait soudain à l'intérieur de la maison. il fut surpris lui-aussi.


— Gabriel ? Mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne dors pas toi non plus ?

— Non, rien à faire... Mai que faisais-tu dehors à une heure pareille ?

— La même chose que toi, je cherche le sommeil. Je suis allé prendre l'air - il fait très froid - pour essayer de le trouver..


Ils étaient là, face à face, dans la lumière dansantes des flammes. De leurs visages ne se détachait que les reflets orangés dans leurs yeux luisants.

Gabriel se disait à cet instant qu'il n'avait qu'un mot à dire pour ouvrir la guerre avec cet ennemi silencieux. Mais il repensa aux conseils de Louise qui avait insisté pour qu'il ne s'en prît pas à Marcel.

Aussi Marcel parla-t-il le premier :


— Tu ne m'aimes pas beaucoup, n'est-ce pas Gabriel ?

— Quelle que soit la réponse, qu'est-ce que ça pourrait te faire ?

— Rien. Mais je te sens très hostile. Je vois bien que tu n'as pas beaucoup de considération pour moi. Et je n'en comprends pas les raisons. Je ne suis qu'un brassier, c'est sûr...

— Tu fais fausse route, Marcel. S'il y a une bonne raison, ce n'est pas celle-là. Mais je n'ai pas envie d'en parler avec toi...

— Tu te défiles ?

— Ne me provoque pas. Allons plutôt nous coucher. Du travail nous attend demain. Il y a ces deux arbres...

— Gabriel, tu pourrais quand-même...

— Fous moi la paix je te dis !


Et Gabriel, sans lui jeter un regard de plus, décida de regagner sa chambre. Déjà, le vieux bois des premières marches de l'escalier craquait sous ses pas.




Il n’était pas huit heures du matin quand les deux frênes abattus barraient déjà le chemin vert qui descendait vers le pré de toute leur longueur. En s’écrasant lourdement au sol, des branches sèches avaient éclaté dans un bruit sec assourdissant et l’on trouvait des débris de bois épars sur une surface au sol assez importante.

Déjà les hommes s’activaient pour commencer à les débiter. La lame des hachettes comme celle de la cognée mordait le bois en provoquant des entailles claires de plus en plus larges au fur et à mesure des coups portés à intervalles réguliers. La mélodie lancinante d'une scie accompagnait les travaux.


Marcel, Gabriel et Germain s'étaient attelés à ce chantier qu'on envisageait depuis plusieurs semaines. Le propriétaire, Honoré Bacquier, avait donné son accord comme le stipulait le bail pour que ces arbres secs qui n'étaient certes pas énormes fussent coupés car ils devenaient dangereux. Et comme le stipulait le bail, les plus belles parties de ces arbres lui reviendraient, il faudrait les lui livrer, en bûchettes prêtes à brûler mais tous les branchages du houppier seraient pour les Bourrel aussi les débitait-on avec minutie.

Elia s'était jointe aux hommes et accumulait les branches et branchettes détachées en des tas les regroupant par diamètres équivalents. Parfois en retaillait-elle une, trop longue, avec une hachette avant de lancer les deux morceaux sur l'amas.


Le travail se faisait presque en silence, il n'était déchiré que par les craquements secs du bois et les gémissements des outils métalliques qui l'opéraient. Parfois, on sectionnait en ahanant une branche plus lourde que les autres alors les hommes se réunissaient et la tiraient de toutes leurs forces vers un endroit plat où l'un d'entre eux pourrait la morceler.


Secrètement, tous espéraient voir Hélène apparaître en haut du chemin. Ce serait le signal de la pause. Elle avait promis de ravitailler la petite troupe dès qu'elle aurait fini ses tâches de soin aux animaux. Cela lui demanderait du temps car, même si elle avait commencé sa journée de bonne heure, le gavage de la cohorte de canards puis de celle des oies prenait un certain temps et une énergie conséquente. Le soin des bovins, des porcs, celui des lapins des pigeons, des volailles de basse-cour ne se ferait pas en moins d'une heure et demie. La jeune fille jetterait enfin un oeil sur la soupe qui cuisait dans l'âtre depuis tôt le matin et la confierait aux bons soins de Juliette, son arrière grand-mère. Enfin, elle mettrait ce qu'il restait d'une miche de vieux pain, un peu de saucisson, quelques noix et une bouteille de vin au fond d'un panier avant de les rejoindre.


Elle se rapprochait du chantier lorsqu'un incident survint. Occupé à la saluer alors qu'il venait de l'apercevoir, Marcel ne vit pas qu'une branche venait de céder sous ses coups. Elle se détacha et, en chutant, vint heurter le crâne de Gabriel en contrebas et projeta même son béret sur le sol.


Marcel n'eut pas le temps de s'excuser que Gabriel l'avait déjà saisi par son paletot pour le précipiter sur le sol au milieu des débris d'écorce. Puis, s'installant à califourchon sur son adversaire, commença à le cogner. Elia se mit à crier et Germain se précipita pour les séparer.


— Arrête Gabriel ! Mais tu es devenu fou ?


Et il fallut bien toute l'énergie et la force de Germain pour neutraliser Gabriel qui continua à se débattre. Au fur et à mesure qu'il tentait de l'éloigner de Marcel, le corps du jeune homme se tétanisait et se cambrait pour essayer de l'atteindre à nouveau. Hélène, apercevant la scène, avait lâché son panier dont le contenu s'était répandu dans l'herbe. Elle courait en direction des bagarreurs à perde haleine en poussant des cris aigus désordonnés.


— Mais ça ne va pas ? continuait Germain. Il ne l'a pas fait exprès. Mais qu'est-ce qui te prend ?

— Marcel ! Marcel ! hurlait Hélène, oubliant un peu de la retenue qu'elle aurait dû marquer devant les siens.


Elle s'agenouilla auprès du jeune homme qui se relevait déjà. Il avait un oeil un peu tuméfié, sa paupière gauche commençant à se boursoufler et une filet de sang s'échappait du coin de ses lèvres. Elle réussit à s'empêcher de le prendre dans ses bras mais assez mal à dissimuler son inquiétude.


— Mais ça va pas, Gabriel ? hurla-t-elle à se déchirer les poumons.

— Espèces de... espèces de... commença Gabriel en cherchant ses mots.

— Gabriel, tu prends ton béret et tu fous le camp ! intima son père. Tu vas te calmer et on en reparle après.

— Mais tu ne vois pas que...

— Rentre, je te dis ! Nous aurons une explication solide quand tu seras calmé... et moi-aussi !


A contrecoeur, et d'un pas dénotant sa colère, Gabriel, serrant son bérets carapata le chemin vert.


— Quelle tête de mule ! commenta Germain.

— Mais papa, c'est grave ! s'indigna Hélène.

— tu exagères toujours, ma fille. Ne rends pas les choses plus compliquées. Tout va bien Marcel ?

— Ouais m'sieur ! dit seulement le jeune homme qui faisait tomber les écorces accrochées à ses vêtements après avoir essuyé le sang qui perlait avec son mouchoir gris.

— Je ne sais pas ce qui lui a pris, rétorqua simplement Germain pour toute forme d'excuses. Allez, remettons-nous au travail... tant pis pour le casse-croûte.


Elia avait entouré les épaules d'Hélène :


— Allez, vai, pichona, ne t'en fais pas trop ! Les hommes ont parfois tendance à parler avec les poings quand ils ne trouvent plus les mots. Mais ton frère n'est pas un mauvais bougre pour autant...


La jeune fille se détourna pour dissimuler les larmes qui emplissaient ses yeux. Elle décida de retourner à la métairie. Son réconfort vint de la perspective du rendez-vous qu'elle avait le lendemain après-midi à Florac. Lors de son passage, le dimanche précédent, Louise lui avait dit quelques mots un peu furtifs et lui avait proposé une entrevue hors les murs de la borde pour discuter plus tranquillement. Hélène avait accepté et, à cet instant, elle s'en félicitait. Sa tante saurait l'écouter et la tranquilliser. elle était impatiente de se confier à elle.


A suivre...


Rendez-vous la semaine prochaine pour le vingt-quatrième épisode de cette saison 2, intitulé "Une disparition"


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog


153 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page