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S2 - Chapitre 20 - Un dimanche à la campagne

— Mademoiselle Malacan, je ne vous ai pas fait mal au moins ? Je suis désolé.


Dans sa précipitation pour s’éloigner des paroissiens qui venaient derrière elle, Louise, prenant un peu trop précipitamment l’angle de la rue, avait foncé droit dans la cage thoracique de l’instituteur qui revenait de la boulangerie. Elle s’était trouvée un peu étourdie, maîtrisant son équilibre de justesse tandis que l’enseignant avait eu le plus grand mal à garder son pain entre les mains. La baguette avait désormais une étrange forme, un peu comme les C qu'il traçait avec application sur son tableau noir.


— Oh pardon, Monsieur, c’est moi qui… enfin je suis désolée, je ne devrais pas me précipiter ainsi.

— Il n’y a pas de mal, ne vous inquiétez pas…

— Mais votre pain, je…

— Je le mangerai tout de même ne vous en faites pas. J’ai l’impression que vous étiez en train de fuir, mademoiselle. Cette précipitation dominicale est étonnante… qui est-ce qui vous poursuit ?

— La rumeur, monsieur, je fuyais la rumeur. Le parvis de l’église ne bruisse que de calomnies sur les Bourrel et cela m’insupporte. Chacun se les approprie, les prend pour argent comptant, les répète à l’infini…

— Cette histoire d’incendies ?

— Encore et toujours elle… cela fait des semaines que cela dure désormais et je n'en vois pas la fin…

— Je vois à votre émotion que vous êtes sincèrement bouleversée…

— Plus encore que vous ne pouvez l’imaginer…


Paul Clavel fut touché par le désarroi de Louise. La jeune femme ne parvenait pas à le dissimuler et il en fut ému.


— Voudriez-vous me raconter cela plus en détail ? proposa-t-il.


Louise ne sut que répondre, ses yeux affolés le dévisageaient.


— Si rien ne vous oblige, voudriez-vous partager mon repas dominical ? Il est fort simple mais nous pourrions en parler…


La jeune femme passa aussitôt dans un état intérieur de panique indescriptible.


— Je.. je… balbutia-t-elle.

— Cela me ferait plaisir, mademoiselle.

— Mais que vont dire les gens si on me voit…

— La rumeur ? Encore elle ? s’amusa-t-il. Qu’à cela ne tienne... Vous ferez le tour de la mairie et je vous ouvrirai le petit portillon à l’arrière de la cour de l’école s'il n'y a que cela qui vous ennuie pour accepter mon invitation.


Louise était partagée. Elle avait grandi à la Borde Perdue où le regard porté sur les Bourrel avait toujours été douloureux. Le surnom des maffrés les avait blessés comme caillou aigu dans une chaussure, provoquant une douleur répétée et lancinante. Mais la bienveillance de cet homme la rassurait et, après cette matinée, elle avait besoin d’être réconfortée, de parler. Sa timidité la freinait et, à cet instant, un combat intérieur s'engagea dans sa tête, la Louise curieuse s'en prenait avec ardeur à la Louise timide.


— Alors ?

— Eh bien…

— C’est entendu, je vous attends dans une dizaine de minutes. Juste le temps de terminer quelques course à l'épicerie.


Il s’éloigna d’un pas décidé sans attendre plus de réponse.

Louise qui avait emporté un morceau de saucisson ainsi qu’un peu de pain dans la poche de sa pèlerine, les retourna du bout de ses doigts. Mais comme convenu, quelques minutes plus tard, très impressionnée, elle se présenta devant le petit portillon que l’instituteur vint promptement déverrouiller.

En bras de chemise, il l’accueillit d’un sourire chaleureux.


— Venez, suivez-moi, dit-il simplement.


Lorsqu’ils parvinrent dans l’appartement de fonction au-dessus de la classe, un fumet délicieux et une douce chaleur enveloppèrent Louise.


— Débarrassez-vous, je vous en prie. Je ne suis pas un très grand cuisinier, je vous préviens.

— Ça ira très bien. Je ne suis pas très difficile... Enfin, ce n’est pas ce que je voulais dire... Je suis sûre au contraire que..


Il éclata d’un rire tonitruant voyant Louise s’empêtrer. Elle se détesta d'être aussi godiche.


— Installez-vous Mademoiselle…. Louise… Vous permettez que je vous appelle Louise ?

— Bien-sûr

— Seulement si vous m’appelez Paul alors…

— Oh je ne sais pas si…

— Installez-vous Louise ! Et ne vous préoccupez de rien. Cela ne doit pas vous arriver si souvent je présume ?




Près de trois heures plus tard, Louise pressait le pas pour se rendre à la Borde perdue, elle craignait de ne pas être rentrée à Montplaisir avant la nuit qui tombait tôt à cette période de l’année. Déjà le froid du milieu d’après-midi, plus accentué, mordillait ses mollets mais elle ne le sentait pas. Elle venait de passer les heures les plus exquises sans doute de sa vie tout entière.

Durant de longues minutes, au début, elle s’était sentie oppressée par la situation, très intimidée par l’homme qu’elle avait en face d’elle. S’il avait été plus rieur qu’à l’ordinaire, ses petites lunettes cerclées de métal, ses moustaches cirées et ses cheveux coiffés avec une raie impeccable lui donnaient un air sévère qui impressionnait Louise.

Pourtant Paul Clavel avait tout fait pour mettre la jeune femme à l’aise, plaisantant, lui servant un petit verre de vin cuit qu’elle avait eu du mal à accepter. Qu’allait-il penser ?

Elle était émue en repensant à ces moments trop vite enfuis alors qu’elle marchait entre Florac et la Borde Perdue. Il avait refusé fermement son aide à la cuisine ou pour dresser la table.


— Vous êtes mon invitée… Louise. Alors pour une fois, profitez de ce répit. Asseyez-vous et faites-moi donc la conversation… Oh, je sais ! Je vais sortir mes verres à pied, je n’ai pas si souvent l’occasion…

— Oh mais non, je…

— Taratata, n’insistez pas, c’est moi qui décide ! l’avait-il interrompue en chantonnant et en se dirigeant vers un vieux buffet aux portes grinçantes d’où il avait extirpé dans un tintement les deux coupes de cristal. Il les avait inspectées minutieusement puis passées au torchon avant de les déposer sur la table.


Louise s’était ensuite un peu détendue à force de questions et d’échanges, se laissant aller à la douceur de l’instant, acceptant de s’abandonner à une insouciance qui ne lui était guère coutumière. Elle n’avait pensé à rien d’autre. A ce moment précis, plus rien n’existait que les quatre murs de cet appartement à l’étage.


Paul Clavel l'avait questionnée à propos de son parcours de vie, avec délicatesse, sur les événements parfois difficiles qui l’avaient jalonné. Les mots de Louise avaient d’abord été hésitants puis plus sûrs et enfin libres. D’aussi loin qu’elle se souvînt, nul ne s’était jamais préoccupé d'elle de la sorte : de ses joies, ses tristesses, ses tourments, de sa vie, son labeur, ses opinions même… Non qu’on l’eût négligée ou dénigrée à la borde mais c’était ainsi, chacun avait un rôle à jouer dans l’entreprise familiale et chacun gérait ses sentiments au fond, tout au fond de lui. C’était de la pudeur extrême, pas de l’indifférence et puis on n’avait pas de temps pour ces choses-là qu’on aurait qualifiées de futiles à quiconque qui en aurait fait étalage. Certes, à Montplaisir, la bienveillance d’Angelin lui avait déjà entrouvert la porte à oser être elle-même avec moins de retenue mais pas jusqu'à se confier de la sorte.

Au cours du repas, elle avait osé quelques questionnements en retour mais très peu et puis l’enseignant retournait toujours les interrogations en sa direction, non pas qu'il refusât de parler de lui mais comme s'il avait décidé que ce moment serait celui de Louise et de nul autre.


— Tout cela, n’est pas très intéressant, avait-elle pourtant répété plusieurs fois. J’ai une vie banale, la vie d’une fille de ferme, vous savez monsieur…

— Je vous interdis de dire cela, chaque vie est singulière, chaque être humain apporte sa pierre à l’édifice collectif et vous pas moins qu’un autre, et peut-être même davantage, sous certains aspects Louise sans que vous le soupçonniez. Et puis cessez de m’appeler monsieur, je vous ai déjà dit que mon prénom était Paul.


Avoir l'opportunité de s’exprimer autant, d'être écoutée, entendue avait constitué un incommensurable présent de ce dimanche tellement inattendu, lui donnant un sentiment de liberté rarement éprouvé, un sentiment dont la suavité l’avait enchantée.


Au moment de se séparer, Paul avait eu quelques mots qui résonnaient encore en elle.


— Vous êtes bouleversante, Louise ! De courage et de détermination.

— A demain, monsieur. Et merci pour ce repas.

— Gardez vos "monsieur" pour demain lorsque vous accompagnerez les enfants, pour l'heure je suis encore Paul. Vous reviendrez Louise ?


Elle n'avait répondu que d'un sourire et s'était engouffrée dans la cage d'escalier.


Elle revoyait encore la scène lorsqu'elle arriva à la Borde Perdue. Ce furent des éclats de rire qui la tirèrent de ses pensées. Le petit Henri, emmitouflé, jouait avec Flambeau. Le chien tournait en jappant autour de l'enfant et s'échappait dès que celui-ci se rapprochait. Ces mouvements constituaient un ballet joyeux.

Solange, derrière la fenêtre de la cuisine, le surveillait tandis que Léonce apparaissait dans l'encoignure de la porte de la cave, éclairé par un rai de soleil. il se consacrait à ses barriques pour surveiller la maturation du vin.


Elle n'eut pas le temps de traverser la cour pour s'en approcher. Gabriel arriva en trombe et la serra dans ses bras.


— Tante Louise c'est toi ! Tu tombes bien... J'avais un grand besoin de te parler ! Tu ne devineras jamais ce que je viens de voir !


Le jeune homme était en proie à une sorte d'affolement et même à un empressement qui l'empêchaient d'avoir des propos très clairs.


— Viens tantine, viens, suis-moi !


Et la prenant par le poignet, il l'entraîna à l'écart près des hangars.


A suivre ...


Rendez-vous la semaine prochaine pour le vingt et unième épisode de cette saison 2, intitulé "Les lapins de garenne"


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog


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