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S2 - Chapitre 17 - Tristesses à la borde

Dernière mise à jour : 5 sept. 2021

La grossesse de Solange ne se passait pas au mieux. Non qu’elle souffrît ou fût en proie à des inquiétudes particulières concernant l’enfant à venir, au contraire, de ce point de vue, en dehors de quelques épisodes passagers de fatigue désormais disparus, elle se sentait mieux que lorsqu’elle avait attendu Henri près de cinq ans plus tôt.

Henri, quel enfant prodigieux ! Elle s’émerveillait de la facilité avec laquelle il s’était fait à la vie de la Borde Perdue. Il était la coqueluche des jumeaux qu’il faisait rire à la moindre de ses réflexions et même Marcel, le nouveau venu, aimait jouer avec lui dès qu’il en avait le loisir. Henri ne demandait pas mieux.

Elle était reconnaissante envers Germain d’être aussi bienveillant avec cet enfant qui n’était pas le sien mais avec lequel il avait à cœur de développer une complicité durable. Cela se voyait chaque jour, il était attentif, prévenant comme un père ou un ami aurait pu l'être. Henri aimait les animaux, s’intéressait à la vie de la métairie, n’avait de cesse de poser des questions pour en comprendre les fonctionnements et cultivait sa propension à s’émerveiller de tout à chaque instant. Germain et les autres lui répondaient avec patience et autant de précision qu'ils le pouvaient. Malgré cela, Solange ne s’était pas adaptée aussi bien que lui à sa nouvelle vie. Ce satané tracteur qui ronflait remuait son malheur passé quotidiennement. Il avait foulé de ses chenilles lourdes ses sentiments pour Germain. Elle ne ressentait plus le feu des débuts et en développait presque de la culpabilité. Elle faisait des efforts pourtant, se répétait qu'il était la crème des hommes mais rien n'y faisait. Parfois, elle se tançait intérieurement, se taxait d'ingrate, d'enfant gâtée. Elle tentait de se convaincre de l'incroyable deuxième chance que lui offrait la vie après l'avoir si lourdement éprouvée. Mais ces pensées étaient fugaces, chassées bien vite par le mal-être tellement entêtant, tellement envahissant.

Nul à la borde n'en convenait mais Solange voyait bien que pas plus la famille que l'exploitation ne se remettaient du départ de Louise. Elle manquait à tous terriblement comme si on les avait amputés d'un membre. La vieille Juliette se morfondait, elle avait perdu son bâton de vieillesse. Elia courait après un temps qu'elle ne parvenait jamais à rattraper. Les jumeaux éprouvaient un manque affectif lié à l'absence de cette tante qui les avait élevés depuis leur plus tendre enfance que rien ne comblait.

Elle n'avait pas cherché à la remplacer, elle avait rapidement compris que la partie était perdue d'avance. Elle ne la connaissait pas beaucoup mais elle avait vite cerné la personnalité de cette Louise et elle était aux antipodes de la sienne. Louise avait, chevillées au corps, une énergie et une détermination farouches qui lui permettaient d'en découdre avec les aléas de la vie, ceux-là même qu'elle, Solange, avait tendance à subir, à se prendre de plein fouet sans trouver au fond d'elle les ressources pour lutter.


Et puis... Solange avait du mal à supporter Léonce qui, en outre, tournait en rond depuis son accident de vendange. Le retrait du plâtre l’avait un peu éloigné dé la cuisine en le rendant à quelques activités et cela convenait à tout le monde. Elle se demandait souvent pourquoi son père, pourtant peu enclin à se lier avec le premier venu, avait accordé son amitié à pareil homme. Que pouvaient-ils bien avoir en commun ? Elle avait beau retourner la question dans tous les sens elle ne trouvait pas de réponse.

S’ajoutait désormais à ce mal-être le poids de cette rumeur tenace. Les Bourrel étaient-ils des incendiaires ? Ces bruits avaient mis des semelles de plomb à toute la famille. Elle lisait dans les yeux de chaque Bourrel l’inquiétude qu’il portait pour le clan. Chez chacun d'eux transpirait cette sorte d'instinct animal indéfinissable comme s'ils étaient prêts à bondir à la première menace pour défendre le reste du groupe.

Solange ne les avait pas soupçonnés une seule seconde d’être les auteurs de pareilles ignominies. Elle les avait cernés, pensait-elle : des laborieux, des taiseux, des paysans un peu en révolte vaine quant au joug des puissants et entretenant un réel sentiment d'aversion mâtiné de rancune pour Belloc leur ancien propriétaire sans qu'elle en sût la raison. Mais elle aurait pu le jurer, aucun d'entre eux n'était l'auteur des incendies.

Cependant elle était désormais associée à eux par son mariage et le regard des Floracais lui était douloureux. Elle sentait sur ses épaules le poids conséquent des murmures que l’affaire entraînait.

Aussi se trouvait-elle doublement prisonnière : le mariage et l’enfant d’un côté, les soupçons et l’infamie de l’autre. Elle s'en ouvrait peu à ses parents ne sachant comment aborder la question ni exprimer ses douleurs. Elle ne voulait pas les inquiéter. Elle redoutait aussi la colère paternelle et les reproches qui auraient pu en découler. Parfois y faisait-elle allusion mais elle voyait bien qu’Etienne Pech éludait, passait vite à autre chose.



Léonce, de son côté, n'allait pas mieux que Solange. Il se remettait difficilement de la chute de la remorque lors des vendange. Son plâtre ôté depuis quelques semaines maintenant, celle qu'il appelait sa "patte folle" le faisait souffrir et le limitait dans ses mouvement. Le membre était ankylosé dans son ensemble et n'avait retrouvé qu'une mobilité trop réduite à son goût.


— ça reviendra, tu t'impatientes trop, temporisait régulièrement Elia.


Pourtant, elle-même, n'était guère convaincue. Elle observait les déplacements de son mari du coin de l'oeil et confiait parfois à Germain :


— Il ranqueje* encore beaucoup.

— ça passera, éludait souvent son fils qui n'en était pas moins inquiet.


Mais les jours passaient, décembre s'installait doucement sur le Lauragais et Léonce claudiquait. Pendant que Germain et Gabriel commençaient leurs deuxièmes emblavures à la Borde Perdue, Léonce s'installa dans le grand carré de terre qui prolongeait le potager pour semer les fèves. L'activité qu'il menait depuis des années pourtant lui prit un temps incalculable en raison de sa blessure ou plus exactement, en raison de ses blessures.

Certes sa jambe malhabile, ses déplacements gourds constituaient un obstacle de taille à la rapidité de l'opération mais plus encore Léonce s'interrompait souvent. Alors qu'avec la houe, il ouvrait lentement des sillons pour accueillir les graines sombres, il s'immobilisait à intervalles réguliers. De loin, on le voyait, debout dans le champ, arrêté de longues minutes sans qu'on pût en expliquer la raison.


Léonce, depuis que l'événement s'était produit, revoyait en effet sans cesse la scène de l'incident de la carriole. Derrière ses yeux, se rejouait inlassablement l'humiliation qu'il avait subie : les railleries des enfants et leurs accusations sous les yeux des badauds médusés du café... Dans son esprit, la scène prenait des dimensions inédites les enfants étaient quinze, vingt, tous les villageois étaient aux fenêtres et riaient. Cet événement venait même hanter ses cauchemars et le réveiller en sursaut.

A son retour à la Borde Perdue, il avait raconté avoir eu un problème au village mais avait largement minimisé l'incident. Pour ne pas inquiéter les autres ou ne pas se montrer sous un jour trop affaibli, il avait résumé l'affaire à une bande de chenapans qui s'en étaient pris à lui en jouant mais il avait tu, avec mille précautions, la raison qui avait motivé cette algarade. Aussi devait-il porter cela, tout seul et ce secret, par moments, lui paraissait aussi lourd à traîner que sa jambe mal en point.

N'avoir pas eu de réaction, n'avoir pas su réagir étaient des souvenirs qui l'humiliaient et le faisaient se sentir plus âgé qu'il n'était.


Elia qui avait repéré le manège, quitta un moment les volailles et fit sursauter Léonce, le regard perdu au loin dans les vallons ourlés de bois légers.


Mas que fas ?

— Eh be... eh be...qu'est-ce que je fais ? Je sème les fèves eh te pardi !

— A cette allure, tu n'auras pas fini la veille de Noël pour la messe de minuit. Et les choux cabus tu les feras quand ?

— Je voudrais t'y voir avec une jambe comme la mienne.

— Il n'y a pas que ça Léonce, je te connais. Qu'est-ce qu'il y a ? Je vois bien que tu es préoccupé.

— Mais rien, je te dis... C'est ma jambe et voilà tout...

— Elle a besoin de marcher ta jambe. Pourquoi tu n'essaierais pas d'aller faire un tour à la chasse demain ? Que même le chien semble déprimé...


La pauvre bête s'ennuyait ferme, en effet. Flambeau coursait bien quelques volailles, mordillait le jarret des boeufs désobéissants mais la chasse semblait lui manquer. Les quelques lueurs de joie de la vie du cabot se résumaient à ses jeux avec le petit Henri dont il recherchait la compagnie.


— Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour Flambeau.


A son corps défendant, Léonce sembla se laisser toucher par l'argument mais ne dit rien.


— Juste un petit tour, pour promener, le chien, ta jambe et le fusil...


Il dodelina. Dans une synchronie et une solidarité parfaites, son béret noir accompagna le mouvement. Elia sut à ce moment qu'elle avait vaincu. Elle connaissait son Léonce sur le bout des doigts.


Le lendemain, de très bonne heure, bardé de sa cartouchière, de sa pétoire, il partit à la chasse. Flambeau ne se tenait plus de joie. Le vieil homme ne le savait pas encore mais il allait y faire une rencontre.


A suivre...


Rendez-vous la semaine prochaine pour le dix-huitième épisode de cette saison 2, intitulé "A la chasse dans les vallons"


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog

* en occitan, ranquejar : boiter

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