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S2 - Chapitre 15 - L'incident de la carriole

Dernière mise à jour : 22 août 2021


L'après-midi était bien avancée lorsque la carriole de Léonce prit le chemin du retour. Dans son dos il entendait tinter les précieuses bouteilles d'aigardenta qui s'entrechoquaient à chaque soubresaut. Cette mélodie dissonante et désordonnée lui redonnait du baume au coeur. Il n'avait pas passé une très bonne journée à attendre son eau-de-vie dans une hostilité presque palpable, la chanson des bouteilles le réconfortait. Il se demanda même si une goulée, peut-être deux, ne le rassérènerait pas complètement.

Léonce était d'ordinaire plutôt pragmatique et assez terre-à-terre mais l'attitude de Félix le bouilleur de cru et de ses clients lui portait souci. Cette histoire d'incendie rongeait la réputation des Bourrel. Il l'avait entendue cette conversation le matin à son arrivée, il l'avait vécue cette animosité tacite et lancinante tout au long de la journée.

Il disait toujours " l'avis des autres, je n'en ai rien à faire" surtout lorsqu'il s'entêtait dans une idée qu'il savait n'être pas bonne. Il se répétait là-encore cette maxime mais il sentait bien qu'il ne parvenait pas à s'en convaincre complètement. Si l'avis des autres était l'avis de tous les autres, l'histoire n'était pas la même...


L'incident eut lieu lorsqu'il traversa Florac, près de la place. Il venait de remonter la rue principale et avait laissé quelques mètres plus bas l'atelier d'Etienne Pech. Il avait fait ralentir les bêtes à sa hauteur mais n'avait pas osé s'arrêter. Le forgeron devait être occupé, des bruits de marteau battant l'enclume étaient parvenus jusqu'aux oreilles de Léonce.

Il avait hésité, ralenti, ralenti encore mais, ne distinguant pas le forgeron dans son atelier, avait relancé la carriole. Il aurait aimé avoir une discussion avec Etienne qu'il considérait comme son ami. Juste quelques mots. Une explication. Pour évoquer la situation. Il y renonça pour l'instant, par couardise sans doute. Mais il ne savait pas très bien non plus, ce qu'il lui dirait.







Sur la place, des adolescents traînaient un peu avant de rentrer, se poursuivant et riant gaiement. Lorsque la carriole de Léonce fut à leur hauteur, l'un d'eux s'interrompît et s'adressant aux autres leur cria :


— Hé, regardez qui passe ! C'est le vieux de la Borde Perdue !

— Et alors ? l'interrogea un autre, les cheveux ébouriffés

— La Borde Perdue ! C'est la borde des Bourrel pardi ! Ceux qui foutent le feu à Penens

— Tu es sûr ?

— Mon père me l'a dit et si mon père me l'a dit...

— Eh Alphonse ! Viens par ici ! Regarde le vieux qui passe... c'est un incendiaire il paraît !

— Un cendiaire ? C'est quoi ça ?

— Un In-cen-daire imbécile ! Un type qui fout le feu si tu préfères ! eux ils foutent le feu aux métairies des autres.

— Vraiment ?

— Comme je te le dis ! Alors il faut qu'il foute le camp d'ici !


Le petit groupe s'était réuni et fixait avec attention la carriole qui continuait sa route.

Puis suivant l'un d'entre eux, ils se mirent à scander :


— Incendiaire ! Incendaire ! Fous le camp ! Incendiaire ! Incendiaire ! Va-t-en !


Léonce sursauta lorsqu'il comprit que la petite chanson - lancinante et répétitive - lui était adressée. Il tourna la tête puis essaya de presser les bêtes. Mais les gamins se rapprochèrent et se mirent à tourner autour de la carriole en chantant à tue-tête. Léonce fut obligé d'arrêter son charroi.


— Voyous ! Voyous ! s'exclama-t-il. Allez vous cesser ?

— Quand vous arrêterez de foutre le feu au bien des autres ! dit Clodomir Blanquet de Borde Blanche qui était le plus téméraire et le plus âgé. il aurait treize ans dans quelques semaines.

— Mais quel grand bec tu as toi ! Pour qui tu te prends freluquet ? Si je descends de cette charrette, tu vas voir ...

— Eh bien ! Je te dis que si tu descends de cette charrette, tu n'iras pas bien loin vu l'état de ta jambe ! dit le garnement qui venait de se saisir de la canne de Léonce.


Il se mit à mimer un vieillard boiteux en faisant quelques fantaisies avec l'objet convoité et relança la petite comptine lancinante :


— Incendiaire ! incendiaire !...


L'excitation du petit groupe avait redoublé. Ils tournoyaient maintenant comme une nuée de guêpes autour d'un fruit trop mûr.


— Allez-vous cesser ? Rendez-moi cette canne d'abord ! Léonce était debout en proie à un équilibre périlleux.

— Incendiare ! Incendiare ! Fous le camp... reprenaient les effrontés.


Léonce, malgré le froid de novembre, suait à grosses gouttes. Il ne voyait pas comment s'extraire de cette situation délicate bardé seulement de sa rage et de son handicap.


Un des jeunes, plus téméraire que les autres, saisit une pierre et la lança. Le choc contre la carriole fit sursauter un des boeufs et Léonce retomba assis sur son séant se rattrapant in extremis au rebord de bois. Le second caillou lancé provoqua un bruit clair et mouillé. Il avait atteint une des bouteilles d'aigardenta. Elle s'échappait jusqu'au sol à travers le plancher de la charrette. Le troisième caillou atteignit le béret de Léonce.

La quatrième fut suspendue avant le jet.


— Arrêtez ! Arrêtez ça tout de suite !


Une voix stridente avait interrompu les garnements.


— Louise ! s'exclama Léonce, soulagé de l'apercevoir.


La jeune femme venait de chercher Miette et Virgile à l'école.

Assistant à la scène, elle les avait assis derrière le muret de la placette, en sécurité, avant de se précipiter au secours de Léonce.


— Ce type est un incendiaire ! Il n'a que ce qu'il mérite !

— Cet homme n'est pas un incendiaire mais toi, tu es un chenapan ! dit-elle en s'approchant sans afficher la moindre crainte. Et moi, je vais te montrer ce que je leur fais aux gredins de ton espèce....

Le pas décidé de Louise déstabilisa la petite troupe. Certains fixaient leurs godillots poussiéreux sans plus oser rien dire.


Elle fit volte-face pour fixer les badauds de la terrasse du café Baptiste. Les hommes, curieux, avaient interrompu les parties de belote et étaient sortis, s'attroupant devant la vitrine. Même Jeannot Albouy, le patron, avait quitté son bar en entendant du raffut. Médusés devant ce qui se jouait sous leurs yeux, aucun n'avait jugé utile d'intervenir. Louise écumait, elle les interpella :


— Et vous là ? Vous n'avez donc aucun honneur ? Ou alors aucun courage ? Peut-être ni l'un ni l'autre ? Vous voyez une bande de jeunes gens s'en prendre à un vieil homme handicapé et vous vous rassemblez pour les regarder faire ?

C'est ainsi qu'on accueille les gens à Florac ? On les laisse être insultés et accusés pour le simple fait qu'ils ne sont pas d'ici ? Vergonha ! Vous devriez avoir honte !


Elle campait sur ses deux pieds et ses yeux noirs ne les lâchaient plus. Paulin Lemestre et Aristide qui avaient encore leurs cartes à la main se regardèrent mais ne trouvèrent rien à dire.

Achille prit une initiative en s'adressant à l'un des enfants :


— Clodomir Blanquet, si je dis à ton père que tu traînes le soir dans les rues du village en faisant des couillonnades, il va te mettre une paire de bofas que tu vas t'en rappeler.

— C'est tout ce que vous trouvez à dire ? reprit Louise furibarde.


Elle fit quelques pas et s'enquit de l'état de Léonce :


— Est-ce que ça va Léonce ? Vous n'êtes pas blessé ?

— Non Louise, non. Merci pour ton aide. Ce n'est rien, presque rien. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi. Il était ému, un peu essoufflé, encore chamboulé par l’altercation.

— Mais... mais... rentre maintenant. Ne te fais pas remarquer davantage, ne fais pas d'histoire.

— Des histoires ? Me faire remarquer ? Mais enfin Léonce ! Voyez ce qu'ils vous ont fait ! Voyez dans quel état vous êtes ! Et personne ne dit rien. — Ils m’ont pris ma canne…


Louise, sourcils froncés, visage fermé, s'approcha sans rien dire du dénommé Clodomir et tendit sa main ouverte à plat en sa direction. Il eut un sursaut puis rendit la canne de Léonce sans protester. Elle la replaça à ses pieds sur la carriole.


— Allez Léonce, si tout va bien, remettez-vous en route maintenant.

— Merci Louise, merci ma pichona.

— je passerai à la borde prendre des nouvelles dans les jours prochains

— Ne t’inquiète donc pas, Louise.


Pourtant Léonce était accablé, elle sentit toute la détresse et le désordre que le chahut avait provoqué chez lui.

— Et vous dispersez-vous maintenant ! Et gare à vous si je vous y reprends ! lança-t-elle aux garnements

— Bravo mademoiselle ! Je vous félicite pour votre courage ! la félicita une voix derrière elle.


C’était Antoinette l’épicière qui était sortie d’entre ses rayons.

— Regardez-moi cette bande de bons à rien ! dit-elle en désignant les spectateurs de la terrasse du café. Et toi Jeannot ? Tu n’as rien dit ? Tu ne pouvais pas intervenir ?

— Oh moi tu sais, Toinette, je n’ai pas vu grand-chose. Et puis tu sais, bien j’ai un principe : quand on tient un commerce…

— Oui oui c’est bien pratique les principes, ça évite d’avoir à être courageux ! grinça-t-elle. ça va mademoiselle ? Vous avez besoin de quelque chose ?

— Non je vous remercie, madame.


Elle rejoignit Miette et Virgile qui étaient restés sagement assis derrière le muret. Seuls, leurs quatre yeux dépassaient à peine du parapet, ne perdant rien de la scène qui venait de se jouer.


— Vous êtes restés bien, sages, je suis fière de vous, leur dit Louise en les aidant à se relever.

Derriere elle, une silhouette s’était approchée sans qu’elle s’en aperçût.

— C’est une belle leçon de courage, Mademoiselle, que vous venez de donner à ces deux enfants.


A suivre...


Rendez-vous la semaine prochaine pour le seizième épisode de cette saison 2, intitulé "Les secrets du bois de la borde"


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog


merci à Laure Pagès pour la photo d’illustration


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