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Epilogue - L'été des Bourrel


L'été devenu mature étirait les ombres dans la cour de la Borde Perdue. A travers la poussière de ce matin d'août 1953, on voyait même se dessiner les rayons du soleil qui venaient colorer la peau des travailleurs. Un fracas d'enfer et d'acier accompagnait le rythme trépidant de la batteuse installée près des hangars.

De temps à autre, Léonce qu'on avait chargé de ramasser les débris de pailles, les àbets, près de la presse s'interrompait, s'essuyait le front d'un revers de bras et lançait :


— ça change du porte-plume ça, hein, monsieur l'estituteur ?


Puis il ricanait jusqu'à ce qu'Elia le relançât à sa tâche.


— Tu ferais mieux de travailler au lieu de rifanher. Excusez-le, monsieur Clavel, c'est très bien comme vous faites, disait-elle alors dans un sourire, pourtant peu convaincue.

— Merci madame Bourrel. mais appelez-moi Paul. C'est que... je fais ce que je peux, j'en ai un peu perdu l'habitude.

— Pensez donc, Paul, ça ne se voit presque pas.


Louise, perchée près de l'avaloir de la machine et y engouffrant les gerbes déliées, n'entendait pas ces conversations couvertes par le bruit de la mécanique. Elle souriait à Paul de temps à autre, heureuse de le voir là, près d'elle. Ils s'étaient mariés un samedi de juin sans grand tralala, comme elle aimait à dire, mais ç'avait été un beau jour. Pour l'occasion, et sur autorisation expresse de monsieur le maire, un banquet avait été servi dans la cour de l'école. Depuis, Louise habitait l'appartement de fonction avec Paul. Elle y avait apporté sa touche et procédé à quelques réorganisations du mobilier que Paul avait qualifiées de plus "fonctionnelles et harmonieuses".


Elle continuait à travailler à Montplaisir veillant sur Miette et Virgile avec une attention bienveillante qui les aidait à grandir grâce à l'insouciance nécessaire à l'enfance. Angelin Lavalette lui en était tellement reconnaissant qu'il ne cessait de le lui répéter. Il n'avait qu'une crainte : qu'il les abandonnât. Elle se levait chaque jour aux aurores pour rejoindre la ferme, préparer les enfants, les amener à l'école et repartir pour les tâches qui l'y attendaient. Les vacances d'été avaient interrompu momentanément cette nouvelle organisation - concernant les allers et retours à l'école au moins - mais Louise était heureuse. Rarement dans sa vie, elle avait connu ce sentiment de plénitude et jamais de façon aussi durable. Parfois, elle n'osait pas y croire.


Il y avait au bas de la machine Fernand et Nine, les amis de toujours mais également les Mandoul de Borde Basse qui étaient venus prêter main forte. Depuis l'affaire du tracteur les relations s'étaient un peu distendues mais, d'un coup de main à une entraide, les liens s'étaient, à force de patience et de concessions, un peu restaurés. D'autant qu'Honoré Bacquier, les avait dotés à leur tour d'un tracteur. Ce n'était pas un Mc Cormick mais un Zetor.


Tracteur ou pas, on n'avait pas le choix, la collaboration entre métayers dépendant d'un même propriétaire était inéluctable. Les deux familles avaient donc rétabli des relations de travail et si la proximité n'était pas aussi étroite qu'au début, les échanges s'étaient stabilisés. Simone avait donc réinvesti son territoire favori, celui de la curiosité.


— Et Solange ? Elle n'est pas trop débordée avec tous ces pichons ? demanda-t-elle à Germain entre deux passages de gerbes. — C'est sûr que ça fait du monde, un bon paquet de garçons tout ça...

— Et en fait, toi Germain, tu ne sais faire que des jumeaux ? avait-elle plaisanté.

En effet, le petit Henri était devenu en février le grand frère de deux petits bébés, Jean-Marie et Eloi.

— Je n'osais pas le croire mais au fur et à mesure de la grossesse, je me suis mis à me demander si... Elle était si fatiguée. Et son ventre si... Et puis ça s'est vérifié... Ils poussent bien mais tu as raison, on est un peu débordés et je ne suis pas toujours assez disponible.


Solange en ce jour de battage était chargée du repas qu'une tablée affamée par le travail intensif ferait disparaître rapidement, midi venu. Son père Etienne avait exceptionnellement fermé l'atelier pour venir apporter son aide.

Gabriel faisait des allers-retours entre le hangar et la machine avec les lourds sacs de grains remplis, aidé entre autres du fils Mandoul, Gaston et du nouveau brassier de la Borde Perdue, un homme d'une trentaine d'années, prénommé Pierre. Il était là depuis le mois de mai et sa venue avait considérablement soulagé la famille pour les nombreux travaux.


Depuis l'événement qui avait concerné sa sœur, Gabriel s'était un peu replié sur lui-même, encore plus qu'à l'ordinaire. Taciturne, il s'échappait souvent dans ses mondes intérieurs, ses pensées que nul ne connaissait. Il allait toujours dans le bois de la Borde Perdue comme pour y reprendre sa respiration. Cela souciait parfois Germain mais il ne savait comment aborder cette question avec lui. Il se disait parfoiscomme pour se rassurer que le service militaire lui ouvrirait d'autres horizons, provoquerait d'autres rencontres. Dans quelques mois, Gabriel serait appelé sous les drapeaux. Mais qui pouvait alors savoir en cet été brûlant ce que le destin lui réserverait. Car Gabriel aurait vingt ans en 1954.


- Et Hélène ? Toujours dans sa Montagne Noire ? s'enquit Simone dans la matinée. Elle n'a pas pu venir ?


Non, elle n'avait pas pu venir et cette absence était liée à plusieurs raisons. Elle vivait chez Baptistine et Augustin. La renommée des deux femmes pour soigner les douleurs, apaiser les blessures, calmer les toux, composer onguents calmants et tisanes apaisantes s'étendait à travers tout le Lauragais et même au delà. Baptistine lui laissait chaque jour un peu plus d'autonomie. Hélène apprenait vite, trouvait-elle, et avait une écoute et une analyse des situations qu'elle trouvait très justes.


- Est-ce que je deviens une sorcière ? lui demandait parfois Hélène dans un éclat de rire.


A la Borde Perdue, on essayait de ne pas juger son choix cependant on avait un avis... qu'on taisait précautionneusement. Ces histoires de guérisseurs, de magiciens, de rebouteux étaient ancrées dans la vie des campagnes mais, auréolées de mystère, elles réveillaient des craintes et des superstitions tenaces. Léonce refusait même d'en parler de peur de ne pas en dormir de la nuit.



- C'est la pause, annonça Solange en milieu de matinée. Elle arriva avec deux grands paniers. De l'un émanaient des bruits de verres tintant les uns contre les autres tandis que dépassaient les goulots bouchonnés de trois bouteilles de vin clairet. Dans l'autre un large pain entorchonné, des saucissons, un talon de jambon, du fromage et des biscuits confectionnés par ses soins.


Elle installa un grand drap à la hâte, sur l'herbe sèche à l'ombre du grand ormeau, à l'écart de la poussière autant qu'elle le put. Elle chassa d'un grand geste le chien hirsute qui tournicotait autour des paniers et déposa sur le tissu blanc les victuailles à destination des travailleurs. Quand tout fut prêt, elle dit dans un sourire :


- Désolée, je ne reste pas. Les petits que Juliette surveille sont en train de se réveiller, il vont demander la tétée.


Elle était accaparée mais avait l'air d'avoir retrouvé le goût à la vie qui lui avait longtemps fait défaut. Le temps avait fait son œuvre, la présence quotidienne du tracteur dans la cour de la borde avait peu à peu normalisé sa relation à cet engin qui, même si elle avait parfois du vague à l'âme, se fondait désormais pour elle davantage dans le décor. La fougue des premiers temps qui l'avait liée à Germain n'était jamais revenue. Tous deux semblaient avoir renoncé à essayer de la convoquer à nouveau. Comme elle l'avait annoncé, elle regagna rapidement la borde après avoir salué joyeusement les travailleurs qui la remercièrent à grands cris enthousiastes. Il y eut même quelques applaudissements.


Germain commença servir de la boisson à la cantonade tandis qu'Elia avait entrepris de découper de larges tranches de pain. Pendant ce temps, Gabriel sur une planche de noyer faisait un sort au saucisson.


— Dommage que ta sœur n'ait pas pu se joindre à nous, regretta Nine en murmurant.

— Elle est trop occupée avec sa nouvelle vie qui la passionne, répondit simplement le jeune homme.

— Elle est heureuse au moins ?

— Je le crois sincèrement, oui...


Gabriel se fiait là à son instinct mais il avait raison, Hélène recommençait à être heureuse. Bien sûr, elle n'avait plus eu de nouvelle de Marcel et cette situation lui pesait un peu . Elle se demandait parfois s'il avait été arrêté, s'il avait du rendre des comptes. Il était probable que non car, à Penens, Fernand n'avait entendu parler de rien. La rumeur aurait véhiculé pareil événement. Il était parti mais sans le savoir un peu de lui était resté. En ce mois d'août, Hélène affichait un ventre arrondi. Un mois encore, peut-être moins, et le fruit de ses amours avec Marcel verrait le jour. Elle y était prête, elle était sereine.


Ceux de la Borde Perdue avaient d'abord marqué le coup lorsqu'ils avaient appris la nouvelle et puis, ils s'y étaient faits, aidés par Louise dont la vocation à adoucir les tensions faisait toujours merveille. Elia, bien sûr, était plutôt satisfaite qu'elle ne fût pas là pour les battages : d'abord cela lui était impossible, à ce stade de grossesse, ça n'aurait pas été raisonnable. Et puis... qu'auraient dit les gens ? De toute sa vie, Elia n'avait su se départir de cette inquiétude et là encore, l'éloignement de sa petite-fille l'empêchait d'être trop soucieuse du regard des autres mais tôt ou tard, la nouvelle se répandrait. Et là, il faudrait faire face, certes comme elle l'avait toujours fait mais avait ce pincement lié au poids des chuchotements qu'elle trouvait si lourd.


Parfois le soir, Léonce et elle se rassuraient. En définitive, qu'importait l'opinion des gens ? Les Bourrel n'avaient peut-être pas eu la vie de tout le monde. Qu'on appelât cela le sort ou les aléas de la vie, les événements n'avaient pas été tendres avec eux peut-être moins qu'avec d'autres mais ce qui comptait avant tout c'était que chacun des leurs trouvât enfin la sérénité. ils s'y employaient.


Louise, du haut de la machine, sous le soleil vif du Lauragais, en s'essuyant le front d'un revers de main contemplait la cour de la Borde Perdue emplie de bruit et d'activité. Et quand elle voyait la batteuse entraînée par la courroie reliée au tracteur, elle se disait qu'il en était de même de la grande roue du temps mue par une invisible et infinie courroie. Les Hommes naissaient, s'agitaient et disparaissaient après quelques soubresauts, laissant leur place aux suivants. La vie était comme cette infernale machine en définitive, bruyante, brinquebalante et pleine de surprises. Elle savait bien qu'on ne dompte pas son destin mais elle était fière d'avoir réussi - au moins un instant - à l'apprivoiser. Fière de sa nièce qui, à sa suite, en avait fait autant.


Elle s'appelait Louise. Louise Malacan et désormais épouse Clavel. Et quand Paul lui souriait, elle faisait à nouveau confiance aux lendemains.


FIN DE LA 2E SAISON


A l'issue de cette saison, j'adresse mes remerciements sincères à tous les lecteurs de ce roman-feuilleton lauragais ainsi qu'aux contributeurs pour les photos d'illustration.

Vers une saison 3 ? Ou bien une autre histoire ? La réponse dans quelques semaines... Le travail est en cours.


En attendant vous pourrez retrouver ici quelques bonus, portraits des personnages, histoires inédites, anecdotes, moment de travail à la borde d'autrefois à un rythme de publication plus aléatoire. N'hésitez pas à vous abonner (formulaire tout en bas de la page d'accueil du site) pour en être prévenus.


Bientôt, le feuilleton "Ceux de la Borde Perdue" sera édité. Le livre sera disponible chez votre libraire et les plateformes habituelles dans quelques mois. Encore un peu de patience... Renseignements mail/contact : contact@bordeperdue.fr


A bientôt,

Sébastien


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site : https://www.bordeperdue.fr/blog


Un grand merci à Serge Visentin pour la photo d'illustration.

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