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S1 - Chapitre 3 - Le chapeau de feutre et l'inventaire

Dernière mise à jour : 8 mai 2021

Germain se projeta hors de l’étable et tous ceux de la borde, les uns après les autres, en firent de même pour accueillir le nouvel arrivant, à l'exception de Nine que sa timidité retint dans la maison.

L'homme s’extirpa de sa Peugeot 203 à la carrosserie marron que des roues crème et inox mettaient en valeur. Gabriel ne lâcha plus des yeux le véhicule dès l’instant où il sortit du hangar dans lequel le jeune homme était occupé à entreposer ballots de ficelle, rouleaux de fil de fer et sacs de jute rapiécés qui serviraient aux beaux jours. Le vent avait laissé place à un petit crachin à peine visible. Germain essuya les deux faces de sa main sur son pantalon et la tendit à l’homme en manteau noir qui réajustait son chapeau.


— Bonjour monsieur Bacquier

— Bonjour Germain, comment allez-vous ? Je viens constater la façon dont se déroule votre installation et rencontrer votre... famille. 


Il avait marqué un temps d’arrêt d’une durée presque imperceptible avant de prononcer le dernier mot, une césure d’une fraction de seconde et pourtant Elia, qui venait d’installer une flopée de jeunes canards dans la paille fraîche du bâtiment de pierre situé de l’autre côté de la cour, se raidit aussitôt. Cette hésitation signifiait qu’il avait dû entendre les gens parler sur leur compte et même sans doute un peu trop. Peut-être même avait-il cherché à en savoir davantage à leur sujet ?

Cette idée la blessait comme un coup d’Opinel porté à sa dignité ainsi qu’à celle de tous les siens.


Elle savait bien qu’ils étaient scrutés, détaillés, plaints et parfois même moqués, elle voyait bien les regards en coin lorsqu’elle allait à la messe ou à la boulangerie. Les années ne les avaient pas atténués. Au village, on parlait de la mort de Marcel, son beau-père, on échafaudait des suppositions sur la nature des relations de Germain-le-veuf et de Louise, la soeur de sa défunte femme. Elle savait mais préférait le dénier faute d’avoir jamais pu s’y habituer. Aussi n’en aimait-elle pas les signes lorsqu’ils s’exprimaient. Elle en avait développé en outre une tendance à la surinterprétation confinant parfois à la paranoïa.


Elle espérait secrètement qu’à Florac-Lauragais, il en serait autrement. Et qu’on les désignerait enfin par leur nom et non par un sobriquet comme là-bas. Car à Penens, on les appelait les maffrés. Ils avaient, au cours d’une période, enchaîné les coups du sort et les drames et, pensait Elia, les gens sont comme ça, ils ont toujours peur que le malheur soit comme une maladie contagieuse.

Après les événements, on les fréquenta moins. Et quand on les rencontrait, les conversations étaient toujours un peu gênées. Une retenue à leur endroit s'était installée. Lentement. Durablement.




Honoré Bacquier les salua un à un et les observa comme il eût passé les troupes d’une armée fantôme en revue.


— Bonjour, laissait-il à peine siffler entre ses incisives lorsqu’il parvenait à la hauteur de chacun.


Germain désigna son père que Bacquier connaissait déjà puis présenta tour à tour sa mère, ses enfants, sa grand-mère, sa belle-soeur Louise et même leur ami Fernand.

Bacquier s’attarda un instant devant les jumeaux, les dévisagea.


— J’ai un fils de votre âge, précisa-t-il à Hélène et Gabriel, il s’appelle Guillaume. Il étudie au lycée, à Carcassonne.


L’homme qui tenait maintenant son chapeau du bout de ses doigts découvrant ainsi une chevelure rendue souffreteuse par les années se replaça près de sa voiture et prit un temps en caressant le feutre sombre du couvre-chef, semblant réfléchir.


— J’espère que nous ferons du bon travail ensemble… que vous ferez du bon travail sur mes terres, se reprit-il. Cette propriété peut être très productive pourvu qu’on soit engagé, méthodique, rigoureux et vaillant. Elle l’a été par le passé, il n’y a aucune raison pour qu’elle ne le soit pas à nouveau. Vous pourrez demander main forte et conseils à mes autres métayers, ceux de Borde Basse, les Mandoul. Les connaissez-vous ? Il faut que vous les rencontriez dès que possible.


Puis, avec un rictus presque théâtral, allant gratter du côté de la tragédie, ajouta:

 

— Vos prédécesseurs m’ont déçu, beaucoup déçu… j’espère que vous, vous montrerez à la hauteur. Je compte sur vous Germain, n’est-ce pas ? Je compte sur vous tous d’ailleurs.

— Oui monsieur, vous pouvez, acquiesça Germain. Je vous l’ai dit, nous ne ménagerons pas notre peine.


Louise détesta d’emblée le ton paternaliste employé par le visiteur. Il lui sembla être assise au milieu des autres dans la paume de sa main. Même Fernand tenant un lapin dans chacune de ses pognes restait coi après la tirade. Puis se reprenant et désignant les deux bêtes en les soulevant, au bout d’un temps :


— S’cusez, Monsieur… Il ne peuvent plus attendre… Leur clapier les appelle, je l'entends d'ici.

Et il s’éloigna d'un bon pas.


— Il faudra, reprit l’homme, que nous terminions l’inventaire.


Une semaine plus tôt, Germain était en effet venu recenser le contenu de la métairie avec Bacquier qui avait refusé de confier la tâche à son homme d'affaires. Hangars, greniers, remises avaient été ainsi passés au peigne fin et tout ce qui les composait avait été méticuleusement noté sur un cahier. Paille, foin, charrettes, brabants, herses, semoirs côtoyaient pelotes de ficelles, brosses, chaînes d'attache pour les boeufs là où le français se mêlait à l'occitan. Ainsi fossors, andusacs, tresegats(*) figuraient au même titre que jougs, fourches et pelles.  


Le document, destiné à accompagner le bail notarié, attendait d'être finalisé car si les mentions "en bon état", "très usagé" avaient été peu discutées, Claudel, le prédécesseur de Germain n'avaient pas réussi à remettre la main sur un joug à coulisse qui aurait dû pourtant se trouver là, pas plus que sur une vieille herse de bois que nul n'avait aperçue. Bacquier trouva cela fort regrettable car elle était étroite et donc bien pratique pour travailler la vigne, avait-il affirmé comme s'il eût accompli cette tâche lui-même des dizaines de fois. On lui promit de se mettre en recherche.


— Dès que nous aurons terminé notre installation nous pourrons le terminer et le signer, Monsieur, répondit Germain.


S’échangèrent ensuite, comme on le fait dans ces cas-là pour ne pas que le malaise s’installe, quelques banalités sur le temps, la saison, le travail à accomplir pour remettre l’exploitation en route et la prendre en main. Puis Bacquier coupa net évaluant peut-être, comme Elia le pensa avec perfidie, le coût du temps perdu en bavardages :


— Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Je sais que vous avez à faire. Il faudra penser aux semis de blé, Germain. L’étoile de Choisy n’attend pas. Pour l’heure, je vous laisse vous installer mais nous reparlerons de tout cela très bientôt.

Il rouvrait déjà la portière du véhicule.

— Vous ne voulez pas un petit verre de vin avant de partir ? osa un Léonce téméraire

— Vous êtes bien aimable mais je suis moi aussi très occupé.


Il s'installa derrière son volant, claqua la portière avant de se raviser et, rouvrant, lança :


— Les Claudel qui étaient là avant vous avaient souvent peur la nuit. Je n'ai jamais réussi à comprendre pourquoi. Une impression. Un sentiment inexplicable. Vous voudrez bien me dire si vous remarquez quelque chose ?


Il n'attendit pas de réponse et démarra. Tous regardèrent la voiture procéder à une lente manoeuvre entre les charrettes vides avant de s’éloigner.


A suivre...


(*) houes, bêches et pièces d'attelage au joug


Rendez-vous la semaine prochaine pour le quatrième épisode intitulé "Le malheur, ça donne soif"

Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site 

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