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S1 - Chapitre 13 - Le projet de Léonce

Dernière mise à jour : 8 mai 2021

Aquel Gabriel es complètament destimborlat ! (*)


La phrase avait été prononcée par Léonce tout en occitan d’un bout à l’autre et sonna comme une sentence définitive. Cette histoire d’esprit errant avait pris en effet une place considérable dans la vie de Gabriel mais aussi dans celle de sa sœur Hélène et cela -avait tendance à inquiéter leur grand-père.


Le jeune homme se désespérait de ne pas avoir de nouveau signe du fantôme de Suzette comme ce soir de novembre où il avait entendu distinctement des coups répétés à la porte. Il veillait souvent près du feu, plus tard qu’à l’accoutumée, même lorsqu’il était rincé par la fatigue des travaux de la ferme. Elia le secouait énergiquement, lui intimant l'ordre d'aller se coucher, lorsqu'elle le retrouvait piquant du nez près des tisons. Les nuits de grand vent, ce qui était fréquent au mois de janvier durant lequel cers et autan se disputaient l'atmosphère, Gabriel se montrait particulièrement attentif, à l'affût de chaque craquement et nourrissait un espoir fou lorsqu'en pleine nuit les bêtes semblaient s'agiter à l'étable ou bien encore lorsque le chien hurlait à la lune.


Comme ils se l'étaient promis, les jumeaux tentèrent d'en découvrir davantage. Ils ne savaient pas bien comment s'y prendre mais un dimanche après-midi, ils décidèrent d'aller à la rencontre de Jean Mandoul. Ils n'eurent pas à arriver à Borde Basse car ils trouvèrent le vieil homme au bord du Rioulet, occupé à pêcher pour laisser s'écouler un peu de son temps au fil de l'eau.


— Vous avez aimé cette histoire de revenante, n'est-ce pas ? s'amusa-t-il lorsque les adolescents l'interrogèrent. Une revenante, le mot est mal choisi puisque, si l'on en croit l'histoire, elle n'a jamais quitté la Borde Perdue, la jeune Suzette...

— Vous y croyez-vous, Jean, à cette histoire ? insista Hélène

— Je ne sais pas que te dire, ma petite... Chez moi, on y croyait dur comme fer sans avoir rien vu. Mais on aimait se faire peur autrefois à la veillée... comme aujourd'hui d'ailleurs... il y avait plein d'anecdotes concernant des âmes errantes qu'on appelait las trèvas. Et vous ? Qu'en pensez-vous ?

— Je suis sûr de l'avoir aperçue près du bois le soir de Noël, les boeufs se sont échappés sans qu'on sache comment ils avaient pu se détacher, on a frappé une nuit plusieurs fois à la porte et il n'y avait pourtant personne derrière... je ne suis pas dingue...


Le vieillard sourit.


— Savez-vous comment s'appelait cette famille ? demanda la jeune fille.

— Je ne crois pas me souvenir l'avoir jamais entendu pourtant on m'a raconté l'histoire de la Borde Perdue des dizaines de fois dans mon enfance. Selon les versions, on appelait sa mère Jeanne, parfois Marie-Jeanne... Quant à son père... je crois qu'on lui donnait un prénom italien... je ne sais plus lequel... mes souvenirs me trahissent...


Il réfléchit un moment avant de renoncer...


— Non, décidément ça ne me revient pas... Foutue mémoire et foutue vieillesse qui en grignote des pans entiers chaque jour...


Mais Hélène et Gabriel étaient trop heureux d'avoir obtenu ce détail supplémentaire. Reprenant sa canne à pêche, Jean Mandoul les retint pourtant un instant alors qu'ils repartaient.


— Je sais qu'à votre âge on aime les histoires comme celle-là. Amusez-vous-en mais ne la laissez pas vous envahir. C'est juste une histoire, rien d'autre. Elle ne doit pas empoisonner vos pensées ou réveiller des peurs que l'esprit ne contrôle plus ensuite. Ces choses-là peuvent arriver sans même qu'on s'en rendre compte. Faites-y bien attention.

— Ne vous inquiétez pas pour nous, assura Gabriel, on découvre la Borde Perdue, ses environs et tout ce qui s'y rattache.


Ils le saluèrent et éloignèrent en se disant qu'ils allaient rentrer par le bois. Ils l'appelaient désormais le bois de Suzette.




Comme il avait été demandé par Honoré Bacquier, les Mandoul et les Bourrel allèrent à la rencontre du garde-cantonnier floracais, Albert Melet, qui dirigeait les opérations pour les prestations. Le petit pouvoir que lui conférait cette responsabilité confiée par le maire rendait ce petit homme sec et nerveux mais d'ordinaire affable un tantinet autoritaire. Il se laissait même aller à une tendance pète-sec durant ces journées de labeur.


— Attention par là-bas ! N'allez pas abîmer le parapet ! Un peu de soin, enfin quand-même !


Il avait constitué plusieurs équipes réparties sur les chemins de la commune, près des fossés ou des haies et il contrôlait régulièrement l'avancée de chaque chantier. Parfois, face à une tâche plus ardue, il décidait de réunir deux ou trois équipes pour une journée.


Le temps paraissant incertain, il fut décidé de commencer par le curage des fossés. La petite troupe armée de pelles et de pioches se mit à la tâche dès le premier jour. Gabriel et Germain furent désignés pour en faire partie ainsi que Gaston et Jean Mandoul.


Léonce lui, à sa grande joie, constitua le premier jour une équipe avec le forgeron Etienne Pech avait qui il avait lié amitié dès son arrivée. La perspective de passer deux journées avec lui le réjouissait.

Etienne avait en effet un peu de terre, outre son activité de maréchal-ferrant, et il préférait fermer l'atelier deux journées entières plutôt que de s'acquitter de la somme demandée pour la taxe vicinale.

Ils furent mandatés, car un peu plus âgés que les autres pour redonner une forme acceptable à deux lignes plantées de troènes des bois alternant avec du sureau noir et des prunelliers qui accueillaient le visiteur lorsqu'on arrivait à Florac. La végétation avait profité du temps estival pour proliférer en courtes hampes ligneuses ébouriffées qu'il fallait réguler tandis que les ronces avaient couru à l'intérieur des buissons.


Ces longues heures de taille fournirent aux deux hommes l'occasion de faire plus ample connaissance. Bien qu'il les eussent déjà évoqués ensemble, ils se confièrent plus avant sur les difficultés de leurs vies et les obstacles rencontrés sur leur chemin.

Léonce qui, d'ordinaire, aimait plaisanter, détourner les conversations se laissa aller à plus de gravité. Il évoqua les malheurs des années 30, la difficulté de travailler avec Belloc et son soulagement de s'être éloigné de son joug. bien qu'il ne cernât pas encore le nouveau patron, Honoré Bacquier, et de ce fait, en nourrissait quelques inquiétudes.


Il parla comme il ne l'avait jamais fait de son fils Germain. Il n'évoqua pas les choix qu'il faisait pour la conduite de l'exploitation et avec lesquels Léonce se sentait souvent en désaccord. Non, il parla de son fils en tant qu'homme. Il se surprit lui-même à s'octroyer autant de liberté loin des barrières de sa pudeur naturelle. Il admirait, confia-t-il à son ami Etienne, la force de caractère et l'opiniâtreté de Germain. Le sort lui avait donné deux enfants à élever seul, lui ôtant Angèle, la femme qu'il aimait, et malgré ce drame, il avait eu les ressources nécessaires pour se tourner vers la vie, résister. Ce veuvage prolongé attristait Léonce qui avait rêvé d'un destin plus doux pour son fils unique.


— Mais il lui reste encore du temps, il n'a qu'un peu plus de quarante ans après tout, dit-il en se ressaisissant


Tandis que les branchettes s'amoncelaient dans la brouette au fil des cliquetis métalliques des outils de taille, les souvenirs de Léonce se ravivaient.


Il fallut s'interrompre pourtant. Au beau milieu de ces journées de prestations, la fin du mois de janvier 1952 amena avec elle la neige. Une couche épaisse recouvrit le Lauragais barré d'un ciel gris et bas.


Nèu de febrièr es coma d'aiga dins un panièr ! (**)se rassura Léonce aux premiers flocons

Mas se s'ajoca coa coma una cloca ! (***) rectifia Étienne


Et il fallut attendre quatre jours derrière les fenêtres que le redoux apporté par le vent marin ne chassât la neige qui s'en fut bientôt à grand bruit de clapotis humides, s'engouffrant par les fossés floracais tout juste curés.


Après ce blanc intermède, la taille des haies et la conversation reprirent de plus belle entre Etienne et Léonce tandis que les autres équipes déchargeaient du gravier sur les portions de routes et chemins désignés par Albert Melet. Ils parlèrent du temps qu'il faisait, de la boue collante que la neige avait laissée partout après son passage avant de revenir à des considérations plus personnelles.


Etienne, comme il l'avait déjà fait quelques semaines plus tôt, évoqua sa fille Solange, mère d'un petit garçon de quatre ans. Ils étaient son unique souci. Depuis que son mari avait eu un fatal accident de tracteur, deux ans plus tôt, Solange et le petit Pierre vivaient avec Etienne et sa femme. Il se sentait vieillir et se demandait jusqu'à quand il pourrait subvenir à leurs besoins. Solange, depuis qu'elle était seule, réalisait de petits travaux chez les uns ou chez les autres qui lui permettaient de vivoter mais pas de vivre.


— La joie et les jeux de ce petit Pierre pansent un peu son drame par instants. Et l'on se réjouit de la voir sourire parfois. Mais par instants seulement, la peine la ronge, je le vois bien. Elle reste là, à vif, elle est comme écorchée. On ne peut rien lui dire. Et... je me demande souvent...

— Quoi donc ?

— Après notre disparition, que fera-t-elle ? Je ne lui laisserai pas une bien grande fortune, comprends-tu Léonce...

— Les enfants, chez nous ils sont deux, Hélène et Gabriel, nous ont empêchés de sombrer. Ils ne le savent sans doute pas mais ils nous ont portés à bout de bras durant toutes ces années...


Un peu assombris, ils laissèrent les cliquetis métalliques des sécateurs reprendre le dessus. Ils restèrent ainsi un long moment à travailler sans mot dire pensant chacun à leur sort qui aurait pu être plus riant.


Quand soudain Léonce figea son geste, releva la tête :


— Mais j'y pense, Etienne... Arrête-moi si je dis une bêtise... Ne crois crois tu pas que...


Etienne le fixa. Mutique. Il venait de comprendre ce qui venait de traverser l'esprit de Léonce.


A suivre...


(*) Ce Gabriel est complètement déphasé.

(**) Neige de février est comme de l'eau dans un panier

(***) Mais si elle s'installe, elle couvre comme une poule


Rendez-vous la semaine prochaine pour le quatorzième épisode intitulé "Révélations à la granda ruscada"


Retrouvez l'ensemble des épisodes parus dans l'onglet "Blog" du site.

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